« La ville est une mémoire organisée, les femmes sont les oubliées de l’histoire. »
Hannah Arendt
Ce conseil municipal se tient à mi-chemin entre deux événements internationaux : la journée des droits des femmes, qui avait lieu le 8 mars dernier, et la semaine antiharcèlement de rue, qui se tiendra du 10 au 16 avril prochains. Concordance de calendrier, il y a quelques semaines était rendu public un rapport d’Ipsos Public Affairs intitulé Les Français et les représentations sur le viol, réalisé à partir d’un échantillon de la population française âgé de plus de 18 ans. Constats : en 2016, 27% pensent qu’un violeur est déresponsabilisé si la victime est une femme s’étant promenée dans la rue avec une tenue « très sexy », 40% le déresponsabilisent si la femme a eu une attitude « provocante ». 27% estiment que si une femme ne réagit pas et ne s’oppose pas clairement, il ne s’agit pas de violences sexuelles, 20% que les femmes peuvent prendre du plaisir à être forcées ou dire « non » en voulant dire « oui », et 63% pensent qu’il est difficile pour un homme de maîtriser son désir sexuel…
Cette étude, tout comme l’avis du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) rendu en avril 2015, qui signifiait que 100% des femmes avaient déjà été victimes de harcèlement sexiste ou d’agressions sexuelles dans les transports, sont effrayants. Ils ne font pourtant que révéler une situation bien connue de nombreuses femmes dans leurs espaces de vie, et qui tardent à être intégrée dans les considérations sur l’aménagement et la gestion de l’espace public. La société civile s’est pourtant emparée du sujet de manière plutôt efficace, ces derniers temps, avec des projets extrêmement porteurs et pertinents tels que le Projet Crocodiles ou le collectif Stop harcèlement de rue, pour ne citer que les plus récents et relayés. Et même si les chercheur-se-s soulignent, bien sûr, la nécessité d’une souplesse d’interprétation selon les individus, les travaux consacrés aux femmes en sciences sociales, et notamment en géographie et en aménagement ont connu une incontestable percée depuis deux ou trois décennies.
Pour Guy Di Méo[i], « cette légitimité scientifique, très nouvellement conquise, fut particulièrement longue à émerger et il reste beaucoup de temps perdu à rattraper tant la domination masculine, les effets du genre et les inégalités tenant au sexe furent longtemps ignorées par la recherche. » Ce chercheur a travaillé sur la question de la perception et de la considération du genre en géographie, et a par exemple mis en lumière le fait que « sous l’influence d’un ordre politique urbanistique et social de nature masculine et familiale, les femmes (…) construisent leur propre ville vécue en fonction des valeurs de genre. Elles y dessinent leurs territoires, leurs réseaux et leurs lieux (tous très diversifiés) que limitent des murs invisibles. »
Cette notion de « murs invisibles » a été le point de départ du projet de « reconquête spatiale » du collectif des Lombardines, élaboré avec le soutien actif d’Hélène Klein et présenté le 3 mars dernier lors d’une promenade avec certain-e-s élu-e-s présente-s ici ce soir. Il fut également une des conclusions sans appel de l’étude commandée en 2011 par la communauté urbaine de Bordeaux. S’ils se dressent, c’est en partie parce qu’une éducation collective genrée indique aux femmes qu’elles doivent faire attention dans la rue[ii], particulièrement la nuit, car elles sont « tentatrices », et aux hommes que leurs pulsions violentes sont légitimées par leur « virilité ». Ces poncifs produisent des dégâts inimaginables dans la construction des jeunes femmes et hommes qui – et pour cause – ne s’y retrouvent souvent pas, et par la suite des dommages considérables sur notre société. Ils constituent déjà en eux même un point sur lequel nous devons sans cesse être vigilants en tant que citoyen-ne-s. Mais nos politiques d’aménagement et « l’androcentrisme » de nos villes sont également à mettre en cause.
Pour Christine Bard[iii], « la frontière qui matérialise la séparation des sexes –dans l’espace public- est discrète dans les villes d’Europe contemporaine. N’est-elle pas, aussi, indicible dans notre culture qui fait rimer mixité avec liberté, égalité, fraternité ? ». Rime qui sonne bien dans les textes, mais qui, au vu de l’inquiétante évolution de notre société sur de nombreux sujets, peine à être mise en œuvre non pas institutionnellement, mais territorialement. Par manque de volonté, de prise de conscience, ou à cause d’une omniprésence des hommes d’une certaine génération dans les instances gouvernantes ? L’idée n’est pas dans ce vœu de trancher entre ces propositions ou d’intenter à quiconque un procès d’intentions. Notre groupe tient simplement à ce que tou-te-s soient alerté-e-s sur cette réalité que vivent au quotidien les Rouennais-es.
D’autres travaux ont également mis en lumière la « très grande inégalité dans l’attribution des moyens par les collectivités territoriales et l’Etat selon qu’il s’agisse de loisirs féminins ou masculins »,[iv] et un « ordre de l’évidence ne permettant pas de voir que le fossé se creuse entre les filles et les garçons[v] » dans leur occupation de l’espace urbain par rapport à leurs loisirs. L’Union Européenne préconise d’ailleurs d’ « interroger la part du budget public affecté aux femmes en terme d’équipements urbains[vi] ».
Yves Raibaud a également travaillé sur l’incidence des principes de la ville durable sur les femmes. Il indique par exemple dans ses travaux que « tant que ne sont pas questionnés les processus de construction de la ville sous l’angle du genre (…) les bonnes pratiques de la ville durable pourraient être, selon l’expression de François de Singly, des habits neufs de la domination masculine [vii] » [viii]
Parmi les objectifs du développement durable figure en effet l’égalité des genres, notamment dans leur accessibilité aux équipements publics. En ayant en tête la nécessaire refonte des conceptions urbanistiques et d’aménagement ainsi que de leur gouvernance, il s’agit ainsi de répondre par l’affirmative à la question suivante : « la ville durable de demain est-elle en mesure de compenser les inégalités de la ville d’aujourd’hui ? ».
Et de prendre, une bonne fois pour toutes, l’initiative de faire tomber les murs invisibles.
Considérant que toutes ces problématiques sont complexes et ne peuvent être résolues ici ou ailleurs par des discussions politiques. Considérant qu’elles nécessitent un véritable travail de prise en compte, de concertation et de coélaboration de réponses concrètes à des problématiques identifiées, le Conseil Municipal demande :
– Qu’une réflexion soit menée sous la forme de groupes de travail en lien avec la société civile (Les Lombardines, le collectif des Salopettes…) sur les discriminations conscientes ou inconscientes qu’exerce notre espace public sur les femmes.
– Que cette réflexion puisse être l’occasion d’élaborer une méthodologie pertinente pour analyser les discriminations au sein de notre ville en général.
– Qu’à travers ces initiatives nous affirmions notre engagement pour une politique au service des habitant-e-s, de leur protection et de leur épanouissement au sein de la ville de Rouen.
[i] G. Di Méo, Eléments de réflexion pour une géographie sociale du genre : le cas des femmes dans la ville, L’information Géographique, 2012/2 (Vol.76), p.72-94
[ii] « Lorsque vous sortez : évitez les lieux déserts, les voies mal éclairées, les endroits sombres où un éventuel agresseur peut se dissimuler. Dans la rue, si vous êtes isolées, marchez toujours d’un pas énergique et assuré. Ne donnez par l’impression d’avoir peur. » Recommandation faite aux femmes sur le site du Ministère de l’Intérieur (supprimé en 2012).
[iii] Le Genre des territoires, Presses de l’Université d’Angers, 2004
[iv] E. Maruéjouls et Y.Raibaud, La mixité filles/garçons dans les loisirs des jeunes, ADES CNRS et Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2012
[v] Y.Raibaud, Durable mais inégalitaire : la ville, Travail, genre et sociétés 1/2015 (n° 33), p. 29-47
[vi] Stratégie de Gender Mainstreaming adoptée lors du Sommet d’Amsterdam en 1997.
[vii] Revue Esprit, numéro de novembre 1993
[viii] Y.Raibaud, Durable mais inégalitaire : la ville, Travail, genre et sociétés 1/2015 (n° 33),